Postface :
Ça va? Vous allez bien? Comment allez-vous? Vous avez mal quelque part? Les travaux avancent? Vous avez fermé le gaz? Ça fuit encore? N’oubliez pas d’éteindre le fer à repasser, s’il vous plaît. Le gardien a-t-il mis l’alarme? Avez-vous vérifié les issues de secours? La mécanique du quotidien commence son bombardement de questions, auxquelles – libres de ne pas y répondre – nous répondons quand même. Ça sera pour les futurs registres, pour les futures fouilles : glacis / glacé / le sang / peinture / allô? à l’huile? À l’huile, à l’huile bien sûr. Pauvres réponses qui ne nous sauveront guère de futurs dégâts / humiliations / chutes : mais l’âme du plancher / tu fuis / pauvre flotte.
Je suis sortie – livre de Pierre et Valère dans les mains – en ville. Je me suis posée dans un café, j’ai fait le tour du quartier, j’ai lu le livre – je ne voulais plus rentrer chez moi : dans cette maison, cet immeuble, cette construction. Pire : je ne pouvais plus rentrer chez moi, tant mes yeux ne reconnaissaient plus la silhouette de mon immeuble, ayant oublié son apparence extérieure, après avoir lu ces vers, qui n’en ont travaillé que son essentiel, les entrailles, laissant la façade à imaginer, fantasmer. Cet avatar de l’être humain qui nous habite autant que nous l’habitons, qui nous construit autant que nous le construisons, serait-il défectueux? Qui est l’avatar de qui dans l’histoire : construisant / ta maison / tu bâtis / ton nombril?
Je devine, avec horreur, petit à petit, l’impossibilité d’un quelconque voyage à l’extérieur. Toute fuite hors du cercle bien défini semble difficile sinon illusoire: chambres à aires / d’autoroute / erre dans ta / chambre / faire du stop / tu pleut pas / les gouttières rigolent. Tu prendras ton train, tu iras dans une autre ville, pour finalement être accueillie dans le ventre d’une construction semblable à la tienne, où les travaux sont également à faire, où les tuyaux sont toujours à réparer. En fuyant ton avatar, tu ne commettras qu’une petite fuite d’eau. Il semblerait que tant que ton corps, cette œuvre manquée est là – on ne peut rien y faire.
Reste à confier ce bazar – des mains, des planchers, des peaux, des crampes – à un archéologue de renommée, si possible à deux têtes, à deux voix : la monstruosité de l’objet d’étude oblige.
Si ce livre a une architecture, c’est celle de la chair vivante et pensante, de notre chair. S’il y a une physiologie ça sera celle de la pierre, du fer et du ciment sauvage : les mains jointures sont particulièrement intéressantes à voir. Mais quelque chose reste encore à trouver, à palper ; les indices d’une vie spirituelle n’apparaissent pas encore. L’éternel nous estil refusé à jamais? Je me remémore la lettre d’Antoine Saint-Exupéry au général X, écrite la veille de son dernier combat en juillet 1944 : « la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. » Où sont donc cachées les bibliothèques des temples?
Cette fouille est un régal, une mine. Toutes les strates, les étapes et époques sont facilement identifiables, tout est là : enfance, adolescence, vieillesse – avec son lot de reliques, de pièces à exposer : à l’étage / ça sent le fauve / robinets fuyants / chambre d’ado ; grandes manœuvres / argent détourné / plus de salaire / béton désarmé / repas froid. Et – chose heureuse pour les archéologues – la cause de la disparition de cette civilisation n’a rien d’énigmatique : crouler sous / les dettes / à vingt ans / crouler sous / les dates / à quatre-vingt / quatre-vingt dix / cent… Le temps fait son travail. Comme d’habitude.
On se demanderait quelle énergie, quelle force invisible a permis à ces habitants-jointures de cette civilisation disparue – qui n’ont vécu que de construire, reconstruire, ravaler, crouler, bâtir – de travailler ainsi, sans relâche.
Quelques indices témoignent d’une aspiration – fût-elle brève et naïve – à un envol : dans son dos / tableau noir / corbeaux dessinés / la craie / relent d’enfance.
Avez-vous vérifié les issues de secours? Non. Vérifiez ! Je relis les vers suivants : tête en l’air / se raccrocher aux nuages / démanteler l’échafaudage / pour ne plus redescendre, j’avance à tâtons – et trouve un vasistas, par où s’envoler d’ici, du livre, de la maison, de soi, de cette nuit et de ce quartier. Tout d’un coup, les murs se transforment en tablettes cunéiformes. L’épiderme de ces murs de sentences, construits (ou déconstruits) soigneusement avec des briques-cellules, briques-mots n’avaient qu’un seul pore bien caché pour respirer. Seul mais sûr. Ultime sortie – ultime envol – unique secours. Je peux enfin rentrer à la maison.
Katia Bouchoueva
Année de parution: 2015
Éditeur: Le pédalo ivre
ISBN 979-10-92921-05-2
couverture couleur
dos carré collé
102 p. n&b
8 x 12 cm
120 g
10 €